Semaine 1 (An 2): L’Homme qui tombe, de Don DeLillo

 

L’Homme qui tombe, de Don DeLillo

(traduction de l’américain par Marianne Véron)

Éditions Actes Sud, 2008 – Collection Babel, 2010

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La chute qui n’en finit pas

Presque trois décennies avant la catastrophe du WTC, DeLillo avait fait dire à l’un de ses personnages (dans Joueurs, Actes Sud, 1993) que « les tours ne semblaient pas être permanentes ».
Le 11 septembre 2001, cette impression devint une affirmation qui frappa de stupeur les petites gens formant la grande masse de l’humanité.
Six ans plus tard, comme tant d’autres, DeLillo s’est à son tour attaqué à transposer en récit cette journée infernale qui s’était effondrée dans les abîmes du Ground Zero, et les journées stupéfaites qui s’en étaient ensuivies.

Dans cette énième tentative de représenter l’irreprésentable (quoique, selon moi, seul est irreprésentable ce qui est inconceptualisable), DeLillo structure son récit autour de quelques personnages lignes de force : celle d’un homme qui tourne en rond, celle d’un homme qui tombe, celle d’un homme qui fonce et celle d’une femme qui cherche.
Keith, l’homme qui tourne en rond, vient de sortir de la tour sud qui est en train de s’effondrer. En costume, à la main droite une mallette qui n’est pas la sienne, recouvert de sang, de verre et de poussière, il marche, amorphe, atone, muet, dans une rue qui « n’était plus une rue mais un monde, un espace-temps de pluie de cendres et de presque nuit » jusqu’à ce qu’une vieille camionnette l’embarque et l’emmène là où il vient juste de comprendre que c’est là qu’il veut aller. Qu’on le veuille ou non, sa consternation traumatique, frappée du sceau de l’incommunicabilité, en couple, en famille, ou sur une table de poker, enclot dans sa parenthèse hypnotique toute l’atmosphère de déréliction existentielle qui résonne le long du récit comme une onde de choc des tours qui sont tombées sur des êtres qui ne finiront plus de tomber.
David Janiak, l’homme qui tombe, plutôt l’artiste acrobate qui représente l’homme qui tombe, ‘‘statufié’’ dans une terriblement fameuse photo qui dépeint le destin comme une chute irréfrénable, et qui se pend par le pied en divers endroits publics, figeant dans une posture obscène, parce que toute proche de l’‘‘événement’’ qu’elle ‘‘rejoue’’, la chute des occupants des tours jumelles, la chute des tours, la chute de la raison et de l’émotion, l’une otage du méga-spectacle politico-médiatique, l’autre embrigadée dans l’hallali proclamant la diabolisation de l’Autre.

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The Falling Man, photo de Richard Drew

Amir (Mohamed Atta), l’homme qui fonce sur la proie sacrificielle, l’être dont la conscience s’est auto-conditionnée pour se conformer au concept d’instrument divin tout comme ces habitants de la tour se sont conformés au concept d’instruments de la société néo-libérale, Amir, et son co-kamikaze Hammad, qui théorisent la religion et la règle en fervents anti-nihilistes déterminés à s’annihiler pour des lendemains qui chanteront les louanges d’Allah.
Lianne, la femme qui cherche, l’ex de Keith auprès de laquelle ce dernier vient échouer, recouvert de boue mortelle, qui le reprendra, cherchant en lui ce qui doit être compris, cherchant de même auprès de ces personnes atteintes d’Alzheimer qui suivent son atelier d’écriture ce que la mémoire restitue et occulte, cherchant le mécanisme de la longévité mémorielle pour la préservation de l’identité de soi, cherchant dans cet espace-temps virtuel des journaux et des vidéos où elle déambule une explication, et se débattant avec le suicide de son père et le concept de ‘‘Dieu’’ : « Elle pensait que l’éventuelle présence de Dieu au-dessus d’eux était la chose qui créait la solitude et le doute dans l’âme et elle pensait aussi que Dieu était la chose, l’entité existant en dehors de l’espace et du temps qui résolvait ce doute dans la puissance tonale d’un mot, d’une voix. Dieu est la voix qui dit : ‘‘Je ne suis pas là.’’ »

Dans ce récit fragmenté en allers-retours temporels, en narrateurs à la voix distanciée fluctuant entre la 3e personne et le soi impersonnel, chargé de retombées qui, à l’instar de ces « shrapnels organiques » auxquels sont soumis des corps en proximité lors de l’explosion d’une bombe, pénètrent les psychés et s’y diffusent en sourdine dans la clameur assourdissante de la peur et de la haine orchestrées, le lecteur perçoit une voix, dense et concise, intense et ramassée, austère et éloquente, conceptuelle et dramatisée, celle de DeLillo, un écrivain complexe et raffiné – élitiste, s’en gargarisent certains – qui sait aussi écrire d’étonnants et passionnants romans pour grand public averti.
Johnny Karlitch, 52 romans par an, semaine 1 (An 2) : semaine du lundi 4 au dimanche 10 janvier 2016.

Extrait
« Comme la tour revenait enfin à la verticale, il se souleva du sol et se dirigea vers la porte. Au bout du couloir, le plafond gémit et s’ouvrit. Il s’ouvrit sous une pression audible, provoquant une dégringolade d’objets, de panneaux et de revêtements muraux. La poussière de plâtre envahit le secteur et il y avait des voix dans le couloir. Il perdait les choses à mesure qu’elles se produisaient. Il sentait des choses aller et venir.
L’homme était toujours là, agenouillé dans l’encadrement de la porte du bureau d’en face, plongé dans des pensées, avec sa chemise imbibée de sang. C’était un client ou un avocat en consultation et Keith le connaissait vaguement et ils échangèrent un regard. Impossible de dire ce qu’il signifiait, ce regard. Il y avait des gens qui appelaient dans le couloir. Il décrocha sa veste de la porte. Il tendit le bras derrière la porte et prit sa veste suspendue à la patère, sans bien savoir pourquoi il le faisait mais sans se sentir idiot de le faire, oubliant de se sentir idiot.
Il s’engagea dans le couloir en enfilant sa veste. Il y avait des gens qui se dirigeaient vers les sorties, dans l’autre direction, marchant, toussant, aidant quelqu’un. Ils enjambaient des débris, le visage marqué d’une urgence absolue. C’était la certitude sur chaque visage, la distance qu’ils avaient à parcourir jusqu’au niveau de la rue. Ils lui parlèrent, un ou deux, et il répondit d’un signe de tête ou pas. Ils parlaient et ils regardaient. Il était le type qui croyait qu’on avait besoin de vestes, le type qui allait dans le mauvais sens. »

Semaine 49: Trois auteurs, trois romans…

Inédits sur le web : des romans lus et présentés, il y a de cela un bon bout de temps.

 

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Le jour où Nina Simone a cessé de chanter, de Darina al-Joundi

Actes Sud, 2008

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Le jour où Nina Simone a cessé de chanter est le jour où notre fougueuse Darina a commencé à danser, ivre d’une liberté de vivre à contre-courant, qui défie la peur et l’ignorance, se colletant avec la guerre, la drogue et la mort.
Attention, cette femme très entière mord et griffe, et son âme mise à nu n’épargne ni convenances, ni bienséances. C’est qu’elle a souffert, la petite Darina, trop adulée par un père, journaliste et écrivain syrien, laïciste et libertaire, don la devise était « il est interdit d’interdire », au point qu’elle a cru que la société aurait pour elle et sa rage innocente l’indulgence paternelle.
Cette « vie-roman » – un récit passionnant qui se lit d’une traite – a été corédigée avec l’écrivain et dramaturge Mohamed Kacimi, à la demande de Thierry Fabre, rédacteur en chef de La pensée de midi, qui a eu un coup de cœur après avoir vu Darina la comédienne, seule sur scène, bouleverser le public d’Avignon avec son ‘‘one-woman-show’’ au titre éponyme.

Chaque femme est un roman, d’Alexandre Jardin

Grasset, 2008

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Alexandre Jardin a clôturé sa trilogie autobiographique, qui comprend Le Zubial et Roman des Jardin, avec ce troisième opus ouvert sur le champ sémantique infini de l’âme féminine. À commencer par celle de sa mère, qui lui a suggéré de placer haut la barre de l’écriture, du côté de la liberté et de la vérité, elle, dont la « seule constance fut toujours le mouvement ».
Ainsi ce roman sur les femmes de l’auteur, réelles et virtuelles (telle cette voisine, une tornade blonde qu’il a cru posséder ou cette princesse hitchcockienne qui lui offre une fellation à ses quinze ans), évolue de rencontre sentimentale en rencontre initiatrice, d’aventure galante en aventure rêvée, avec une préférence pour les « imaginatives qui dévoilent leur vérité profonde en embobinant avec sincérité ».
Clair : Alexandre Jardin préfère les femmes qui sont auteures du roman de leur vie.

L’homme que je fus, de Mohamed Abi Samra

Actes Sud/Sindbad, 2007

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Mohamed Abi Samra, dans L’homme que je fus (traduit par Franck Mermier), prête une sensibilité à fleur de peau à son narrateur. Ce dernier, qui a vécu dix-sept années de sa vie en France, décortique sa descente aux enfers, car, étranger à lui-même, il ne cesse de l’être malgré son mariage avec une Française et sa paternité.
Son passé – le quartier Salim Massaad de son enfance ainsi que ses habitants tenus en piètre estime, ses fripes malodorantes, la brutalité de sa mère, dont l’image est perpétuée par son épouse – réussit à le poursuivre jusqu’à Lyon.
La part de rêve, et aussi port d’attache, se situe uniquement dans le souvenir, troublant par sa pudeur, d’une copine de classe, Amal.
La crudité de certaines scènes décrites par l’auteur et la vivacité de sa vision de la pauvreté collent au lecteur et le poursuivent longtemps après avoir refermé le livre.
© Johnny Karlitch, 52 romans par an, semaine 49 : rattrapage de la semaine du lundi 3 au dimanche 9 août 2015.

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Semaine 47: Trois auteurs, trois romans

Inédits sur le web : des romans lus et présentés, il y a de cela un bon bout de temps.

 

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Comme si elle dormait, d’Élias Khoury

(traduction de l’arabe par Rania Samara)

Actes Sud, 2007

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Comme s’il écrivait, Élias Khoury rêve, la plume éveillée, labyrinthique, onirique, et nous plonge, nous replonge, avec une foisonnante technique variationnelle dans le mental de son héroïne, Milia, pendant trois nuits, trois longues nuits, d’où partent et où convergent des histoires se rapportant à ses proches, aux connaissances de ses proches, et incidemment aux répercussions de l’environnement géopolitique proche-oriental.
Autour de Milia constamment dédoublée (Ses yeux n’ont-ils pas une couleur secrète visible dans une autre dimension ?), Élias Khoury défragmente son récit en différents points de vue, tous centrés sur son héroïne, et qui reviennent de différents côtés sur le même événement comme pour en épuiser tous les sens, à la recherche d’une vérité moins borgne.
Et Milia de continuer à subir la lente crucifixion que lui impose son créateur : elle voudrait « sortir de certains rêves » mais elle doit continuer à rêver pour que Élias Khoury puisse continuer à raconter, avec un réalisme métaphysique, comme s’il écrivait les yeux grands fermés, « essayant de les ouvrir mais n’y réussissant pas ».

Le passage de la nuit, de Haruki Murakami

(traduit du japonais par la merveilleuse Hélène Morita)

Belfond, 2007

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La particularité de ce roman délectable, dont la narration présente l’épure d’une équation poétique, c’est son narrateur qui n’en est pas un puisque c’est un « pur point de vue » s’exprimant à la première personne du pluriel, observateur doué d’ubiquité mais pas omniscient ni potent, qui survole un paysage urbain japonais, de quelques minutes avant minuit jusqu’à quelques minutes avant sept heures du matin, le temps d’un « passage de la nuit », pour suivre les ‘‘aventures’’ d’une jeune étudiante qui réapprend à aimer sa sœur plongée dans un drôle de sommeil permanent, celles d’un jeune musicien qui se cherche un ancrage affectif et celles d’une tenancière de « Love Hotel » qui n’aime pas qu’on agresse les jeunes Chinoises qui se prostituent…
Une balade inter-dimensionnelle improbable, un roman très scénario qui titille nos fantasmes de cinéastes.

Le théorème d’Almodovar, d’Antoni Casas Ros

Gallimard, 2008

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Depuis 15 ans, lorsqu’un accident a défiguré ce jeune homme, âgé alors de 20 ans, tuant du même coup son amie, il s’absorbe dans la lecture avec passion, vivant dans la solitude et l’isolement. Une nuit, il décide de rédiger, non pas l’autobiographie d’un être de chair et d’os, mais celle d’un esprit. De mettre en équation le désir, la peur, l’amour, la folie. D’inventer le principe d’incertitude d’un être sans visage, sans forme, sans certitudes.
Il ‘‘rencontre’’ Pedro Almodovar, qui va faire de lui le héros de l’un de ses films. Et il rencontre Rosa, un transsexuel de Gênes, qui lui redonne le désir de redécouvrir la vie.
Voir la forme au-delà de la forme, toucher l’essence, chevaucher le « cerf » pour atteindre son « aleph », tel est le projet romanesque (et autofictionnel) d’Antoni Casas Ros, avec ce premier roman beau comme une métaphore.
© Johnny Karlitch, 52 romans par an, semaine 47 : rattrapage de la semaine du lundi 13 au dimanche 19 juillet 2015.

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Semaine 44: Point Oméga, de Don DeLillo

 

Point Oméga, de Don DeLillo

(traduit de l’américain par super Marianne Véron)

Éditions Actes Sud, 2010

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DeLillo, lanceur de couteaux

« Une extrême attention est requise pour voir ce qui se passe devant soi. Du travail, de pieux efforts sont nécessaires pour voir ce qu’on regarde. »
La perception et l’attention. Un duo sensoriel et cognitif, souvent désuni, séparé, antagoniste, parfois réconcilié, uni dans une même tâche : déchiffrer la représentation, rien que la représentation des choses, puisque, et tant que, les choses en soi ne nous sont pas directement et immédiatement accessibles.
« Seule une observation intense ouvrait à une telle perception. (…) La nature du film permettait une concentration totale mais elle en dépendait aussi. Le rythme impitoyable du film n’avait aucun sens s’il était privé de l’attention correspondante, de l’absolue vigilance de l’individu, si l’exigence était trahie. (…) Mais il était impossible de voir trop. Moins il y avait à voir, plus il regardait intensément, et plus il voyait. C’était le but du jeu. Voir ce qui est là, regarder, enfin, et savoir qu’on regarde, sentir le temps passer, avoir conscience de ce qui se produit à l’échelle des registres les plus infimes du mouvement. »
À l’échelle microscopique, quantique, du mouvement. Quel mouvement ? Celui des choses et du temps dans l’espace ? Celui de l’esprit, de la conscience, dans le temps et hors ?
« Cela le fascinait, les profondeurs qui devenaient possibles dans le ralenti du mouvement, les choses à voir, les profondeurs des choses si faciles à manquer dans l’habitude superficielle de voir. (…) Il commençait à comprendre, après tout ce temps, qu’il était resté debout, là, à attendre quelque chose. Qu’était-ce ? C’était, jusqu’à présent, quelque chose d’extérieur à sa perception consciente. Il avait attendu qu’entre une femme, une femme seule, quelqu’un à qui il pourrait parler, ici, près du mur », lui, l’homme anonyme debout dans le noir, contre le mur.

Quand « les couchers de soleil ne sont plus rien d’autre que de la lumière qui meurt », c’est alors que « ce qui vous permet de vous connaître vous-même, c’est ce que personne ne sait sur vous ».

À New York, dans une pièce nue, sombre et démeublée du Moma, Psychose d’Alfred Hitchcock est projeté en ralenti extrême (2 images/seconde) sans bande son, sur un écran translucide tendu au milieu, de sorte que la projection du film s’étire sur une durée de 24 heures. Un contemplateur solitaire de cette installation conceptuelle vient chaque jour se tenir debout, pendant des heures et des heures, à visionner et revisionner les images noir et blanc qui ne défilent pas dans l’espace mais s’absorbent dans le temps. Il regarde, il médite, il dissèque, il semble féru d’analyse filmique ; quand des visiteurs du musée, tels ce vieux monsieur à canne et ce jeune homme à tennis, s’aventurent dans cette caverne schizoïde coupée du monde et qu’ils s’y maintiennent un temps bref, juste avant la scène de la douche, il les regarde regarder l’écran, et quand ils s’en vont, il se réjouit de retrouver cette intimité hors monde, et Norman Bates au chevet de sa mère, morte. Le dernier jour de l’installation, aux dernières heures, survient une jeune femme. Qui lui parle…

À l’extrême ouest de là, dans un désert où « les yeux s’écartent, les yeux s’adaptent au contexte, comme les ailes » alors qu’ils sont « plus rapprochés à New York, à cause de la congestion permanente dans les rues », un jeune homme avec un projet de film documentaire sur un vieil universitaire à la retraite est accueilli par ce dernier, qui a finalement accepté de le rencontrer pour décider d’apparaître ou non dans ce film. Le cinéaste potentiel est venu dans ce no man’s land avec l’idée d’un séjour de « deux jours. Trois au plus ». Et le temps passe, non comme étiré mais comme dilué dans le silence, la chaleur, l’absence de densité démographique, de finalités imposées, un temps intrinsèquement différent du temps urbain, grégaire, ce « temps inférieur, des gens qui regardent leurs montres et leurs appareils divers, leurs pense-bêtes. Un temps qui coule hors de nos vies. Les villes ont été bâties pour mesurer le temps, pour soustraire le temps à la nature. Il se fait un interminable compte à rebours (…) Quand on déblaie toutes les surfaces, quand on regarde bien, ce qui reste, c’est la terreur. La chose que la littérature était censée guérir ». Et le temps passe, la plupart du temps, assis sur la terrasse, entre des glaçons et des verres de whisky, à parler, monologuer sur des « rêves d’extinction », des concepts de « redditions », du point oméga du père Teilhard… A parler, évidemment, et puis, de moins en moins, du film, « ein Film », où la caméra sera fixe, crucificatrice, comme un œil de spot d’interrogatoire et de confession, braqué sur l’universitaire placé contre un mur, nu, lézardé. Au 22e jour, le jeune invité n’utilise plus son portable, ni son ordinateur, « ces machines paraissant dérisoires, écrasées par le paysage ». Un jour, débarque la fille du vieux…

Au premier degré de lecture, Point Oméga, c’est : un mythomane (il raconte – et c’est faux – qu’enfant, il opérait d’extraordinaires calculs mentaux), qui prend son pied en immersion totale dans un film démultiplié à l’extrême, où un tueur psychopathe vit avec sa mère morte empaillée ; un cinéaste qui n’a réalisé qu’un brouillon de film et qui rêve d’un projet ultraminimaliste de documentaire monographique qu’il ne réalisera pas, et qui, séparé de sa femme, fantasme sur une jeune fille étrange qu’il vient de rencontrer dans le désert ; un vieil universitaire à la retraite qui a eu son heure de gloire occulte au sein du Pentagone pendant la guerre contre l’Irak, et qui se vautre dans des réflexions sur la vacuité de son existence (et de toute autre) qu’il mesure pleinement, maintenant, à l’aune de ce désert qui échappe à la spéculation sémantique.

137 pages scotchantes, chargées d’une narration singulière, épurée, et qui se permet en dernier tiers de parcours de flirter avec le genre du thriller sans s’y confondre, un thriller fantasmatique et existentiel, où l’angoisse s’avance de partout avec un couteau que le sang ne tachera pas. L’effusion est ailleurs.
© Johnny Karlitch, 52 romans par an, semaine 44 : rattrapage de la semaine du lundi 19 au dimanche 25 octobre 2015.

Extrait

« Chaque moment perdu est la vie. Nul ne peut le savoir que nous, chacun de nous, de manière inexprimable, cet homme, cette femme. L’enfance c’est de la vie perdue revendiquée à chaque seconde, disait-il. Deux bébés, tout seuls dans une pièce, des jumeaux, qui rient dans la pénombre. Trente ans plus tard, l’un à Chicago, l’autre à Hong Kong. Ils sont la suite de ce moment-là.
Un instant, une pensée, surgie et disparue, chacun d’entre nous, dans une rue quelque part, tout est là. Je me demandai ce qu’il entendait par tout. C’est ce que nous appelons le soi, la vraie vie, dit-il, l’être essentiel. Le soi doucement vautré dans ce qu’il sait, et ce qu’il sait, c’est qu’il ne vivra pas éternellement. »

Semaine 40: Notre désir est sans remède, de Mathieu Larnaudie

 

Notre désir est sans remède, de Mathieu Larnaudie

Actes Sud, 2015

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La transcendance du désir

Mathieu Larnaudie ‘‘était’’ un illustre auteur inconnu, pour moi.
Plus maintenant.
Réaction première, pendant et après la lecture : j’aime et savoure sa mise en phrases, des phrases qui s’étirent, s’allongent, méandrent, sans crisser, sans se casser, sans se perdre, élastiques et plastiques.
Sa narration basée (voguant) sur une syntaxe discursive harmonieuse emporte le lecteur dans un flux ample et opulent qui remonte le cours du temps de manière anachronologique, traverse des brumes de sensations, de perceptions et de réflexions entremêlées, entrelacées.

Notre désir est sans remède est une biographie. Celle d’une actrice américaine des années 30-40, Frances Farmer (1913-1970), qui dès l’adolescence s’est démarquée par sa vision iconoclaste et de la religion et de l’idéologie politique, qui a été adulée par Cecil B. de Mille et Howard Hawks, qui a participé à l’expérience collective du Group Theatre (de New York) et a subi de longues années d’internement psychiatrique. (Un biopic titré Frances, avec Jessica Lange dans le rôle de l’actrice, a été réalisé par Graeme Clifford en 1982).
C’est donc une biographie, mais avec un plus, une différence : c’est une biographie transfigurée par l’écriture littéraire, et c’est autant la biographie d’une personne que la polygraphie, l’échographie, d’idées, de concepts et de prises de position sur la société américaine, le monde du spectacle, la fabrication de stars et leur asservissement par les monopoles de l’usine à images et de l’argent…

Mathieu Larnaudie s’est incorporé le destin intérieur de Frances Farmer, cristallisé au travers de sept étapes clés de sa vie, où il la dresse (et se dresse) contre le star system hollywoodien, contre le conditionnement de l’American dream et la bigoterie institutionnalisée, contre la politique de l’omniprésence américaine, contre l’establishment thérapeutique pénitentiaire…

Mathieu Larnaudie semble avoir écrit Notre désir est sans remède pour deux, Frances et lui, sans emphase mélodramatique, sans psychologisme finassier, sans le balisage formaté du texte biographique. Mais avec ce que je qualifierai de « lyrisme critique », qui donne matière à réflexion et carburant à l’imagination.
Un livre qui sort des rangs.
© Johnny Karlitch, 52 romans par an, semaine 40 : lundi 16 au dimanche 22 novembre 2015.

Extrait
« Il n’est certes pas innocent que le mot ‘‘bigot’’ soit l’un des plus laids de la langue, autant par ses sonorités où perce une bovine obséquiosité, quelque chose de rond et flasque, d’ahuri et clos sur soi, que pour l’attitude qu’elles désignent : cette gravité bégueule et cette hypocrisie servile dévouées non pas tant à une hypothétique transcendance qu’à la morale mesquine, à la loi rigide et coutumière censées en descendre et, avec celles-ci, l’indignation facile, le zèle ostentatoire, le goût d’aboyer en rampant.
Frances avait beau déjà savoir que d’un texte on n’écoute que ce que l’on veut, quand ce n’est pas ce que l’on peut, et que le nom de Dieu et le mot ‘‘religion’’, associés à d’autres comme ‘‘mort de vieillesse’’ ou ‘‘perte de temps’’, carillonneraient au milieu de ses paroles, qu’on n’entendrait qu’eux, et que cette seule association vaudrait pour une provocation, sans doute pensait-elle toutefois que son jeune âge, ses manières de bonne élève et ses allures de fille modèle la protégeraient des hauts cris et de la vindicte. Ou bien – ce qui revient au même – n’y pensait-elle pas du tout, se disant qu’elle n’était personne et le concours pas grand-chose ; rien, en tout cas, qui puisse motiver quelque esclandre que ce soit. C’était oublier (ou ignorer encore) que se recueillir et s’offusquer est précisément la raison d’être des bigots ; qu’il n’est en ce bas monde pas un acte ni un endroit, aussi infime et dérisoire soit-il, qui ne puisse abriter le ferment de leur ire ; que la jeunesse ne prémunit aucunement contre les remontrances, les admonestations auxquelles elle offre, au contraire, une cible privilégiée puisqu’on la prétend malléable et têtue, qu’on la considère comme, à la fois, le souple terreau de l’édification et l’heure décisive où se déclare l’irrémédiable perversion des âmes. »

Appendice audiovisuel: un documentaire de 44 minutes à voir pour les images et scènes d’époque:

 

Appendice 2 : le groupe Nirvana s’exprime à propos de Frances Farmer :

https://www.youtube.com/watch?v=CE_pVfPlrbA

 

Appendice 3 : à voir tout en lisant ou après avoir lu les neuf dernières pages de Notre désir est sans remède :

https://www.youtube.com/watch?v=F6hOO-AZHk4

La machination de Harriet Burden (1940-2004)

Siri Hustvedt

 

Harriet Burden aurait-elle dû se grimer en homme ? Non, elle avait passé l’âge et, en tout cas, n’avait « jamais eu de pénis » : « Mais cela m’intéressait-il d’expérimenter avec mon propre corps, de sangler mes doudounes et de rembourrer mon pantalon ? Avais-je envie de vivre comme un homme ? Non. Ce qui m’intéressait, c’étaient les perceptions et leur mutabilité, le fait que nous voyons surtout ce que nous nous attendons à voir. »
https://52romansparan.wordpress.com/2015/02/08/un-monde-flamboyant-siri-hustvedt/

Semaine 19: Un Monde flamboyant, de Siri Hustvedt

Un monde flamboyant, de Siri Hustvedt

(traduit de l’américain par Christine Le Bœuf)

Editions Actes Sud, 2014

http://sirihustvedt.net

www.actes-sud

www.antoineonline.com

Couv MondeFlamboyant blog19

 

La machination de Harriet Burden (1940-2004)

 
Siri Hustvedt… Selon moi, Siri Hustvedt est une penseuse interdisciplinaire, dont le moyen d’expression majeur est la fiction romanesque. Poétesse, essayiste, et, bien sûr, romancière, elle déploie une activité personnelle intense et méthodique d’exploratrice, de chercheuse autodidacte (admise dans leurs cercles par les spécialistes) en psychanalyse, neurosciences, esthétique, histoire de l’art, philosophie, phénoménologie, épistémologie… ; bref, elle impressionne, et je n’entends pas cela par son CV mais simplement quand on la lit, dans les différents ‘‘genres’’ au travers desquels elle s’exprime, ou quand on l’écoute, dans ses différentes interventions : conférences, ateliers, interviews…, visibles sur YouTube.
 
Un Monde flamboyant est une anthologie posthume d’articles, d’entretiens et d’extraits des carnets de l’artiste visuelle Harriet Burden – ‘‘Harry’’ pour les intimes –, un recueil de voix, qui aurait pu s’intituler « Voix plurielles et visions multiples » (titre d’un essai de Richard Brickman, p. 11).
Il y a des pages brillantes dans Un Monde flamboyant, qui ‘‘divertissent’’ le lecteur par leurs tonalités différentes, leurs registres de langue différents, par les expressivités variées des divers interlocuteurs de cette ‘‘table ronde’’ fictionnelle autour d’un même sujet, qui n’en accueille jamais plus d’un à la fois, et qui y prennent la parole, et la reprennent parfois, au cours de 45 périodes où 19 personnages, et autant de subjectivités, interviennent avec leurs témoignages, leurs analyses, leurs critiques, leurs commentaires…, sans oublier – note ludique de ce roman présenté (structuré) comme un essai – les notes subpaginales, vraies ou fictives.
Mais, et encore, il y a également – superbe bonus – une ‘‘exposition’’ dans ce roman, carrément une galerie visuelle : l’auteure présente les créations de Harriet Burden (qui sont de l’ordre de l’installation) dans des descriptions vives et nettes qui font voyager le lecteur dans le mental codé de l’artiste, de Vénus poupée géante, affichant « l’Histoire de la pensée occidentale » sur son corps, en boîtes et « chambres de suffocation » habités de personnages qui regardent par des fenêtres… Toutes ces descriptions d’œuvres artistiques manifestent combien Siri Hustvedt, cet orfèvre de la machination verbale, est fascinée par l’art visuel.
Kaléidoscope mental, le texte ainsi morcelé, compartimenté, se laisse déchiffrer comme un puzzle en voie de montage. Bien que le lecteur, une fois la lecture terminée, n’ait pas nécessairement l’impression apaisante d’avoir pu reconstituer ce puzzle – qui est, en fait et obsessivement, celui de la réalité intérieure de Harriet Burden – dans sa totalité.
 
Qui était donc Harriet Burden, « jolie laide » à la Modigliani, 1 m 88, plus de 55 ans à l’époque, long visage sans grâce, forte poitrine, super bien roulée ? L’une de ces ‘‘tares’’ était d’être une intellectuelle avec une culture hors norme. Son immense érudition éclectique irritait-elle, rebutait-elle certains critiques ? Car ces derniers « aiment avoir l’impression de dominer l’œuvre d’art. Si elle les intrigue ou les intimide, il est plus que probable qu’ils la dénigreront ».
Une autre tare, pour ne pas dire malédiction, à introduire aussi dans l’équation, c’est la question du sexe : « Il a souvent fallu plus de temps aux femmes qu’aux hommes pour prendre pied dans le monde de l’art », ou, mieux : « Toutes les entreprises intellectuelles et artistiques (…) reçoivent un meilleur accueil dans l’esprit de la foule lorsque la foule sait qu’elle peut derrière l’œuvre ou le canular grandioses, distinguer quelque part une queue et une paire de couilles. »
Les artistes femmes ne sont reconnues que très tard dans leur carrière, comme par exemple Alice Neel et Louise Bourgeois, qui n’ont percé qu’après leur 70 ans ; ou alors qu’après leur mort, telles Joan Mitchell et Eva Hesse, dont la place et l’influence n’ont été reconnues à leurs justes dimensions que posthumément.
Et pour mieux enfoncer le clou, « bien que le nombre d’artistes femmes ait explosé, le fait que les galeries new-yorkaises exposent nettement moins de femmes que d’hommes n’est pas un secret », et cela – statistique notoire – malgré le fait que « près de la moitié de ces mêmes galeries est gérée par des femmes ». Les musées exposent surtout des hommes, les revues parlent surtout des hommes, et « presque sans exception, l’art des hommes atteint des prix beaucoup plus élevés que l’art des femmes », lesquelles Harriet définit comme étant des « escamotées ».
 
Voilà pourquoi, « dans le courant des années 1990, elle avait entrepris une expérience qu’elle mit cinq ans à mener à son terme. Selon Brickman, obscur universitaire intraçable qui enseigne l’esthétique, Burden fit jouer à trois hommes le rôle de prête-nom, de pseudos, de « masques », pour son propre travail créatif. Trois expositions en solo dans trois galeries new-yorkaises, attribuées à Anton Tish (1999), à Phineas Q. Eldridge et à l’artiste connu sous son seul prénom, Rune (2003), avaient en réalité Burden pour auteur. Elle avait intitulé le projet dans son ensemble Masquages, et déclaré que son propos ne consistait pas seulement à mettre en évidence le préjugé antiféministe du monde de l’art, mais aussi à révéler les rouages complexes de la perception humaine et la façon dont des notions inconscientes de genre, de race et de célébrité influencent la compréhension que peut avoir le public d’une œuvre d’art donnée ».
Et Brickman attribue aussi ces propos à Harriet Burden : « Chaque artiste-masque devient pour Burden une ‘‘personnalité poétisée’’ (l’expression est de Kierkegaard), l’élaboration visuelle d’une ‘‘entité hermaphrodite’’ dont on ne peut dire qu’elle est la sienne ni celle du masque, mais qui relève ‘‘d’une réalité confondue créée entre eux’’. »
 
Harriet Burden aurait-elle dû se grimer en homme ? Non, elle avait passé l’âge et, en tout cas, n’avait « jamais eu de pénis » : « Mais cela m’intéressait-il d’expérimenter avec mon propre corps, de sangler mes doudounes et de rembourrer mon pantalon ? Avais-je envie de vivre comme un homme ? Non. Ce qui m’intéressait, c’étaient les perceptions et leur mutabilité, le fait que nous voyons surtout ce que nous nous attendons à voir. »
Alors, elle va prendre le chemin des « communications indirectes » de Kierkegaard, faire des « excursions artistiques » sous des pseudonymes, s’amuser avec le processus de la perception de l’œuvre d’art dans le monde et le marché de l’art, en arborant des « masques » au travers de doubles, de doublures.
Pourtant, ce qui deviendrait par la suite sa démarche ludique et cynique d’artiste masquée, célèbre et inconnue, n’est pas encore défini dans sa tête. Elle va s’essayer dans des tentatives qui la font jubiler de plaisir anticipé à l’idée de berner ceux qui se prennent pour des éclairés : « Sœren Kierkegaard n’avait-il pas, sous le pseudonyme de Notabene, écrit une série de préfaces que ne suivait aucun texte ? Et si j’inventais un artiste qui n’était que critique d’art, que transcription de catalogue, et pas d’œuvre ? Combien d’artistes, après tout, avaient été catapultés dans l’importance par les sornettes rédigées par ces pisse-copie qui avaient acquis le tour linguistique ? Ah, écriture ! L’artiste devrait être un jeune homme, un enfant terrible dont le vide engendre des pages et des pages et des pages de texte. Oh, quel plaisir ! »
Cependant, trop lucide pour s’engager dans cette voie sans issue, elle, qui avoue désirer se « venger des crétins, des imbéciles et des sots » et qui s’en veut de s’être morfondue dans « un isolement intellectuel continu et douloureux » parce qu’elle s’est toujours sentie « incomprise », va donc exposer son œuvre, via ses masques, via un « corps-de-vingt-quatre-ans-avec-queue » (dit-elle à propos de l’un d’eux, Anton Tish) et elle mystifierait « ces gens-là » qui l’avaient persécutée ou ignorée et qui, un jour, allait le regretter : « Toutes les idées de vengeance naissent de la douleur de se sentir impuissant. Je souffre devient tu vas souffrir. Et, soyons honnêtes : la vengeance est revigorante. Elle nous donne un but et nous anime, et elle annule le chagrin car elle détourne l’émotion vers l’extérieur. Dans le chagrin, nous nous effondrons. Dans la revanche, nous nous reconstituons en une arme unique visant une cible. Si destructrice qu’elle soit à long terme, elle remplit provisoirement une fonction utile. »
L’auteure de cette réflexion sur la relative valeur thérapeutique de la vengeance, Rachel Briefman, psychologue et amie de Harriet, dira que « son idée ne consistait pas simplement à exposer ceux qui étaient tombés dans son piège, mais à étudier la dynamique complexe de la perception proprement dite, de la manière dont nous créons ce que nous voyons, afin d’obliger les gens à examiner la façon personnelle de regarder et de démonter leur présomption ».
 
Cette expérience sera à double tranchant, avec des répercussions déstabilisantes sur les deux parties. Par exemple, le jeune Anton Tish, son premier masque, deviendra complètement inhibé, castré, sous l’effet de la complexe nébuleuse psycho-intellectuelle de son mentor, qui a envahi son crâne. Il ne pourra plus travailler à son œuvre personnelle et crachera de ressentiment à la face de Harriet que sa contribution à lui est « énorme » puisque « la célébrité, ce n’est pas ce qu’on fait ; c’est être vu. C’est occuper la scène » et que ses œuvres à elle, exposées, n’existent donc que parce que le public l’a identifié, lui, Anton Tish, comme étant leur auteur. Le doute taraudera alors Harriet : « Peut-être que personne n’avait aimé ses boîtes. Peut-être les boîtes ne s’étaient-elles vendues que parce qu’Anton Tish était supposé les avoir faites. » Elle qui s’apprêtait à revendiquer publiquement son œuvre, à dévoiler sa manipulation, va décider d’attendre ; et elle se lancera dans une nouvelle expérience avec un nouveau masque (jeune métis gay) puis un troisième (jeune artiste fatal)…
 
La place de Harriet Burden, l’artiste, dans le monde de l’art, et sa perception par les ‘‘spécialistes’’, critiques, galeristes, etc., pourrait être rendue avec assez d’exactitude objective par les propos de la critique d’art Rosemary Lerner. Celle-ci n’a pas recours à la simplification qui tend à présenter tel ou tel artiste soit comme un héros tragique, soit comme une victime ou un génie. Selon elle, Harriet n’était pas du tout obscure ou ignorée. Elle avait cinq expos à son actif dans les années 1970, et plusieurs critiques, dont Lerner, avaient favorablement commenté sa production. Et même si ses deux galeristes-marchands d’art ne l’ont pas soutenue jusqu’au bout, cela n’est pas exceptionnel mais « place seulement Harriet Burden dans la catégorie des nombreux artistes visuels éminents, hommes et femmes, qui furent respectés par les autres artistes, envers qui la critique fut partagée et dont l’œuvre n’attira pas les gros collectionneurs ».
D’ailleurs, l’intéressée elle-même ne pensait pas « qu’il y ait eu complot contre elle. Il y a beaucoup d’inconscient dans le préjugé. Ce qui affleure à la surface, c’est une aversion non identifiée, que l’on justifie alors de quelque façon rationnelle. Être ignoré, c’est peut-être pire : cette expression d’ennui dans le regard de l’autre, cette assurance que rien de ce qui vient de soi ne peut présenter le moindre intérêt ».
 
Ce commentaire introductif à Un Monde flamboyant, avec ce qu’il suggère des enjeux narratifs et philosophiques de ce roman ambitieux, qui brille des mille éclats de l’intellect créatif qui transcende la notion de sexe appliquée à nos fonctions et capacités cognitives, devrait suffire à mettre l’eau au cortex de n’importe quel lecteur assez intelligent pour désirer frotter son front contre celui de l’auteure et en voir jaillir des étincelles.
Je ne saurai donc aucunement ne serait-ce que même lancer une insinuation sur la manière dont ce récit aborde sa résolution, centrée sur l’aura pérenne de l’œuvre artistique.
J’ajoute simplement que Siri Hustvedt invite son lecteur à jouer avec les perceptions, qu’elle déconstruit l’axiome binaire qui identifie féminité avec passion et masculinité avec intellect, en montrant un personnage féminin qui « peut voler, intellectuellement, comme les hommes », que le titre Un Monde flamboyant vient de Margaret Cavendish, philosophe et dramaturge du 17e siècle, à la pensée de laquelle Siri Hustvedt nous introduit, moins par la présentation de ses écrits que par la transposition dans la narration de leur caractère dialogique, qu’il est question d’aveux en palimpseste (excitant stratagème !), de « cécité inattentionnelle », et que mémoire et imagination sont incestueusement liées, que Siri Hustvedt, selon Harriet Burden, est une « obscure romancière et essayiste », que la théorie du genre a de beaux jours de prosélytisme devant elle, que le « moi hermaphrodite » est le résultat d’une conjuration binaire, que la fracture entre le biologique et l’artificiel se consume, que Penelope sera toujours matée par Ulysse et qu’à tant voguer un vaisseau finit par se briser…
 
Je conclus avec cette réflexion de Harriet devant le miroir : « J’oubliais que j’avais des rides, des seins nécessitant un soutien-gorge costaud et un ventre d’âge mûr, proéminent comme un melon. Une telle amnésie est notre phénoménologie du quotidien – nous ne nous voyons pas – et ce que nous voyons devient nous pendant que nous le regardons. »
Et en guise de conclusion, que j’ai voulue digressive, je dois dire ceci : Christine Le Bœuf, traductrice perspicace, pénétrante, créative et passionnée d’Un Monde flamboyant, a fait un travail remarquable.
© Johnny Karlitch, 52 romans par an, semaine 19 : lundi 9 au dimanche 15 février 2015.