Semaine 29: Check-point, de Jean-Christophe Rufin

Check-point, de Jean-Christophe Rufin

Éditions Gallimard, 2015

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Couv Checkpoint blog29

Le dilemme de l’humanitaire

Excellent ! Ce roman est réussi, à tout point. Finement parachevé. Une lente cuisson qui a harmonisé tous les ingrédients pour aboutir à un plat aux saveurs et arômes subtilement prenants.

Thématique principale : la « cause humanitaire » et ses « militants » – les « humanitaires » comme on les appelle –, et la profonde difficulté de se cantonner dans une attitude de neutralité bienveillante.
Décor : la lande et la montagne de la Bosnie-Herzégovine dans l’ex-Yougoslavie, en 1995. Une association caritative lyonnaise a expédié un convoi de deux vieux camions transportant des vivres, des vêtements et des médicaments, destinés à cinq cents réfugiés qui se terrent dans l’usine thermique de la ville de Kakanj, en Bosnie centrale.
Personnages : Lionel, le jeune chef de mission, faux dur et fumeur journalier de joints, dont les prétentions seront dépassées par les événements ; Max, un jeune militaire de carrière, ex-Casque bleu en Bosnie, taciturne et énigmatique ; Alex, un jeune métis sociable, appelé du contingent de la Forpronu et compagnon d’armes de Marc ; Vauthier, le plus âgé du groupe (la quarantaine), petits yeux scrutateurs et comportement dissimulateur et vindicatif, et Maud, la benjamine (21 ans), une tanagra blonde aux yeux bleus, réservée et énergique, qui s’habille mochement pour que les mâles lui fichent la paix.
Figurants : des miliciens serbes, musulmans ou croates, des caïds de guerre de diverses factions, des Casques bleus, des volontaires du HCR, et des civils apeurés et avilis…

De cabines de camions en tentes de bivouac, et de check-point en check-point, tous improvisés et lugubres, roulant à travers un paysage hivernal gris noir, boueux, déchiqueté, enneigé, brillant de sang éclaboussé, ce roman bourlingueur (ici, équivalent de « road-novel ») emmène le lecteur à un rythme intense, moins cadencé par l’action au sens convenu du terme que par l’introspection, les conflits interrelationnels et une intrigue qui dévoile progressivement ses points de tension et de rupture, dans une randonnée psychologiquement et physiquement exténuante pour les cinq protagonistes « engagés » au service des victimes de la guerre.

Car la cargaison de ce convoi comprend également quelques caisses banalisées, dont le contenu détonne radicalement avec les objets habituels du catalogue de l’aide humanitaire.
Et, de surcroît, elles ont été déposées parmi les autres caisses à l’insu de trois des cinq membres du groupe. Et, des deux personnes au courant du chargement, seule l’une d’elles en connaît réellement la vraie nature.

Au fil du périple et des épreuves, Maud, « vierge par orgueil, par défi », finit par tomber amoureuse de Marc, dont la dureté des manières, la violence contenue, et surtout les tatouages agressifs des bras, le lui avaient rendu antipathique de prime abord.
Les circonstances les pousseront à fausser compagnie aux trois autres et à se diriger à bord du camion contenant la cargaison illicite vers une destination et pour un but qui n’étaient pas prévus au programme de l’association caritative.

À partir de là, changement de cap diamétral du récit : le convoi humanitaire bascule, devenant une chasse à l’homme où, pour des raisons d’ordre politique mais aussi de vengeance personnelle, des « humanitaires » se lancent aux trousses d’autres « humanitaires ».
Le dénouement coïncidera avec le changement des rapports de force sur le terrain, entraîné par l’entrée de l’Otan dans la guerre en Bosnie.

La problématique que J.-C. Rufin nous propose, et qui se reflète dans le récit par le comportement et le questionnement individuels des membres de l’association sur leur rôle et ses limites ainsi que sur la possibilité d’enfreindre ou non ceux-ci selon chaque situation humanitaire expérimentée sur le terrain, est, présentée quelque peu prosaïquement, la suivante : Donner des armes ou pas à ceux qui, au sein des populations agressées, assiégées, harcelées, sont déterminés à assumer leur propre défense ?
L’auteur avait déjà exposé ce dilemme dans son essai, Le Piège humanitaire (éd. Jean-Claude Lattès, 1986), en se demandant si l’on devrait « renoncer à protéger par tous les moyens internationalement disponibles les populations civiles » parce que, d’abord, l’aide ne ferait que prolonger la guerre dont elles sont victimes, et que, ensuite, toute protection « contribuerait à les exposer militairement », et enfin, qu’il s’agit aussi en n’intervenant pas de « donner une leçon aux gouvernements » qui ont contribué à générer le conflit.

Dans ce roman, Rufin répond clairement qu’il faut intervenir, qu’il faut donner des armes. Mais cette prise de position se traduit dans Check-point par des initiatives individuelles, comme si l’auteur suggérait que l’on pouvait et devait court-circuiter (à la manière d’un Rambo) le politique, sa hiérarchie, ses ordres, et ses raisons supra-humaines, et suivre notre cœur et notre conscience quand ils ne peuvent plus rester les bras croisés face à l’iniquité (nonobstant – ceci dit entre parenthèses – les dérives tragiques ou les manipulations en sous-main par le politique).
Bien évidemment, ceci est mon interprétation, laquelle ne prétendrait pas faire dire à l’auteur de Check-point ce qu’il n’aurait pas dit.

Par contre, ce qu’il dit, il l’exprime avec cette suavité particulière à ses descriptions nuancées, donnant la part belle au regard, mais où vient de temps en temps se faire entendre un son, qui en jaillit alors avec plus de résonance, et à ses dialogues sobres, où aucun mot n’est prononcé de plus que ceux dictés par les nécessités de la psychologie et de l’information.

En guise de conclusion, je vous laisse avec ces extraits choisis :
– Le camion roule dans la zone musulmane de la Bosnie. Marc et Maud gardent le silence. La jeune femme scrute le paysage :
« Malheureusement, il était défiguré par les constructions. Depuis deux semaines maintenant qu’ils avaient quitté l’Italie, le décor était tristement semblable. La nature pouvait être belle, dans les endroits où elle était intacte. Mais tout ce qu’avaient bâti les humains semblait marqué du sceau de la laideur. Jour après jour, c’était le même spectacle accablant : maisons en briques ou en parpaings, couvertes du même toit à quatre pentes, sempiternels check-points construits comme des taudis, trognes de brutes, variations infinies sur le thème toujours identique de la méfiance et de la saleté.
(…)
Marc jeta un coup d’œil vers elle et sourit.
– Tu trouves le temps long ?
– Non, ça va.
– Tu veux conduire ?
– Tout à l’heure.
– C’est ça qui est terrible dans ce pays. Il est moche.
Elle le regarda avec étonnement. Avait-il deviné ses pensées ou partageaient-ils les mêmes ?
– Ça doit être mieux l’été ?
– À peine. De toute façon, dans ces montagnes, le paysage est toujours triste.
Ils traversaient un village. Le bas des murs était taché par la boue grise et des charrettes à foin piquaient du nez dans les cours.
– Ici, la seule chose qui mette un peu de couleur dans le paysage, c’est le sang.
Maud scruta le visage de Marc avec effarement. Il était impassible et ne souriait pas. Comment pouvait-on dire une phrase pareille ? Et quel sens devait-elle lui donner ? Est-ce qu’il disait cela pour le déplorer ou était-ce là ce qui l’attirait dans ce pays ?
Le sang… Un temps, elle avait pensé devenir médecin et c’est l’idée du sang qui l’en avait dissuadée. Le sang lui faisait horreur. Et pourtant, n’était-ce pas le spectacle de l’horreur qu’elle aussi était venue chercher ? N’était-ce pas le sang qu’ils avaient tous en commun : les militaires, les victimes, les humanitaires ? Elle était profondément troublée. »

– « Lionel se moquait pas mal de savoir comment vivaient les gens qu’ils allaient secourir. La seule chose qui lui importait, comme aux autres, ceux qui travaillaient au siège devant leur ordinateur, c’était d’avoir trouvé des “bénéficiaires”. Grâce à eux, l’association allait pouvoir recevoir l’argent de l’Union européenne et la machine caritative continuerait de tourner. »

– « L’humanitaire, pour elle, c’était le docteur Schweitzer, saint Vincent de Paul, Raoul Follereau, des victimes implorantes et des gens courageux et désintéressés qui venaient les secourir. Elle se doutait bien que ces grands ancêtres avaient disparu et que leurs héritiers ne leur arrivaient pas à la cheville. »

– « Je n’ai jamais voulu croire en un dieu. Pourtant, j’avais l’embarras du choix. Ma mère était musulmane, mon père protestant, et, à l’école, on nous emmenait à la messe catholique. Un dieu, pour y croire, il faut qu’il soit universel. Tous ceux qu’on nous proposait étaient des dieux limités qui n’étendaient pas leur influence au-delà de leurs fidèles. La seule chose qu’ils avaient tous en commun, c’était le mal. C’est la seule croyance universelle. »

– « Et elle était là, blessée, trahie, naufragée. Elle hurla. Le long cri qu’elle poussa, d’abord très aigu puis mourant dans les graves, la soulagea. Elle recommença mais ce n’était déjà plus naturel. Elle avait repris conscience d’elle-même. La volonté lui revenait, sinon la force. Elle ne se laisserait pas faire.
Peu après, Marc réapparut. Ce n’était d’abord qu’une ombre dans l’ombre blanche de la neige qui tourbillonnait. »

– « Ils avaient dépassé la limite des forêts et devant eux le paysage ondulait à perte de vue. Il descendait en pente douce jusqu’à une vallée invisible puis, tout à coup, butait contre la barrière lointaine des montagnes enneigées.
– C’est même pour ça que j’ai quitté l’armée.
– Parce que tu ne supportais pas les massacres ?
– Parce que je ne supportais pas qu’on assiste à ça sans rien faire.
Elle était étonnée. Pas un instant, elle n’avait pensé qu’il y avait quelque chose à faire pour empêcher l’horreur. Tout au plus pouvait-on tenter ensuite de secourir les victimes. La pensée humanitaire la conditionnait plus qu’elle ne l’aurait cru. Marc lui révélait une autre possibilité, à laquelle elle s’interdisait jusque-là de penser.
– Et qu’est-ce que tu voudrais faire ?
Il s’anima.
– Tu les as vus ? Tu as vu les gars de l’ONU, avec leurs mitraillettes et leurs blindés, à ramasser les cadavres, à jouer les nurses ou les fossoyeurs ? J’ai fait ça un moment, moi aussi. Et puis, j’en ai eu assez.
(…)
Elle aimait l’idée qu’à un moment, les choses prennent une direction, un sens. Qu’il ait tort ou qu’il ait raison, Marc choisissait un camp. Il rejetait l’impuissance et la résignation. C’est la seule chose qu’elle retenait de ses paroles. »
© Johnny Karlitch, 52 romans par an, semaine 29 : lundi 18 au dimanche 24 mai 2015.

Semaine 16: Flash-back en 15 paragraphes

En 15 paragraphes,

les 15 premières semaines de

52 Romans par an

 

Semaine 1

Pétronille, d’Amélie Nothomb
Éditions Albin Michel, 2014
 
Le plaisir de lire ne tarit pas jusqu’à aboutir à un chambardement de cap, un renversement d’axe polaire : le finale, après une scène au suspens quasiment insoutenable, nous tire sa révérence avec une soudaineté désarçonnante qui brûle notre cervelle de lecteurs.
Amélie Nothomb, l’auteure, écrit des romans pour partager avec des compagnes et des compagnons des états modifiés de lecture.
 
Semaine 2
 
Le Collier rouge, de Jean-Christophe Rufin
Éditions Gallimard, 2014
 
Cependant, en évoquant la grande histoire embourbée dans le cloaque de la guerre, J.-C. Rufin recentre la perspective que l’on pourrait en avoir aux dimensions de la petite histoire, celle de chaque individu, avec ses potentialités de se déconditionner du discours global, élaboré autour de la diabolisation d’autrui, et surtout avec sa possibilité d’aimer.
À l’ultime étape de l’enquête, dans une grande forêt peuplée de chênes, la résolution se profilera au travers d’un couloir de lumière dans le chaos de la nature, portée par le cri d’un être blessé.
Le dénouement du Collier rouge arrive mezza voce dans des tons pastel de douce aurore.
 
Semaine 3
 
Les Désorientés, d’Amin Maalouf
Éditions Grasset & Fasquelle, 2012 (mars 2014 pour l’édition de poche)
 
Désorientés, on l’est tous, à un degré ou l’autre.
Nous avons perdu le sens de l’orientation en groupe, collectivement, peut-être parce que chacun de nous, égaré, l’a perdu individuellement.
Mais, désorientés, nous avons surtout perdu le sens de l’Orient. Et notre « voyage en Orient », euphorique, onirique, halluciné, comme l’a raconté Hermann Hesse, s’est achevé dans la débandade et la débâcle des âmes devenues incrédules, méfiantes et aigries. Le narrateur des Désorientés l’avoue : « Nous étions l’ébauche de l’avenir, mais l’avenir sera resté à l’état d’ébauche. Chacun de nous allait se laisser reconduire, sous bonne garde, dans l’enclos de sa foi obligée. Nous nous proclamions voltairiens, camusiens, sartriens, nietzschéens ou surréalistes, nous sommes redevenus chrétiens, musulmans ou juifs, suivant des dénominations précises, un martyrologe abondant, et les pieuses détestations qui vont avec. »
 
Semaine 4
 
Pas pleurer, de Lydie Salvayre
Éditions du Seuil, 2014
 
Il ne faut pas plus d’une douzaine de pages à Lydie Salvayre pour que l’écran mental du lecteur s’anime de chants libertaires et de slogans enflammés, brandis à bout de poings tordant le cou à l’oppression, et qu’il se mette à vibrer, à gondoler puis à flotter, à claquer, gonflé comme une voile de bateau ivre prenant le large au vent de ce merveilleux concept de “liberté”.
La narration libère et suscite des sons et des images à la manière d’un documentaire à la voix plurielle. Ici, sont convoqués le vécu et les réflexions de trois personnages-témoins : Montserrat (Montse), la mère de la narratrice, l’écrivain Georges Bernanos et la narratrice, qui a recueilli leurs témoignages et qui les a agencés dans un montage en alternance.
 
Semaine 5
 
Carnival City, de Rawi Hage
Editions Denoël, 2014 [traduit de l’anglais (canadien) par Dominique Fortier]
 
Du haut de l’incipit de Carnival City, Rawi Hage donne à son lecteur une tape dans le dos et le fait plonger dans un univers fantasmagorique de grand cirque urbain, dont l’arène se peuple d’araignées pisseuses, d’étudiantes électrochoquées, de béotiens motocyclés, de gladiateurs encagés, de cochons barricadés, de shakers danseurs, de dominatrices écrivaines, de pères vagabonds, de mères tisseuses de cordes… Un vrai carnaval de personnages déjantés, de situations interdimensionnelles et de réflexions molotov, surtout sur la religion et les vertus de la masturbation.
C’est la narration de Rawi Hage qui est carnavalesque, déchaînée, inventive. Son écriture démiurge déploie, dresse, étend et crache une géographie urbaine en noir et blanc contrasté et technicolor psychédélique.
 
Semaine 6
 
Mécanismes de survie en milieu hostile, d’Olivia Rosenthal
Éditions Verticales / Gallimard, 2014
 
Dire que ce roman, ou plutôt cet écrit non identifié, est brillant, serait un euphémisme. Non, il est intelligent, raffiné, affiné, concocté, quinti-distillé. La lecture même se vit comme une expérience.
C’est un plaisir, intellectuel, cérébral. Comme lorsque le lecteur tombe au coin d’une phrase sur « ensemble, nous sommes moins forts » ou « j’ai envie de me cacher à l’air libre ». Ou esthétique, lorsque tout un paragraphe fourmille de courtes phrases commençant par un pronom ‘‘on’’ indéfiniment multiplié par la contingence de son rond anonyme. Et que dire devant une telle illustration de l’incommunicabilité : « Si la silhouette avait parlé, si je lui avais laissé la parole, si je l’avais écoutée, elle aurait dit, elle aurait pu dire, elle a peut-être dit, je n’ai pas entendu ce qu’elle a dit, je ne sais pas si elle a dit » ?
 
Semaine 7
 
L’Oubli, de Frederika Amalia Finkelstein
Éditions Gallimard, collection L’Arpenteur, 2014
 
Frederika Amalia Finkelstein nous propose un premier roman qui raconte la circumnavigation philosophique d’une jeune narratrice autour de la mémoire. Angoisse, souffrance morale, torture mentale, lucidité sombre à donner même la nausée à tout sentiment de l’absurde bien né, réflexions pépites qui crépitent comme un brasier froid, glacial, plongeon en chute contrôlée dans les gouffres du passé, ressassement réflexif d’une conscience qui tourne, tourne sur elle-même, mais, derviche mécréant, ne parvient pas à s’enivrer, ne parvient pas à oublier.
 
Semaine 8
 
L’Ordinateur du paradis, de Benoît Duteurtre
Éditions Gallimard, 2014
 
« Car, désormais, chacun savait que ses moindres secrets pouvaient, à tout instant, éclater à la face du monde. »
Le cauchemar. Pour tout internaute, le principe de la confidentialité des données et des activités personnelles est sacro-saint. Le consensus est unanime sur le fait que chacun décide de lui-même ce qu’il veut ou ne veut pas révéler de sa vie intime. Sûre de son droit, la vie privée affiche toujours son fameux panneau : « Interdiction d’espionner ».
Benoît Duteurtre a imaginé un scénario catastrophe : vous ouvrez un jour votre boîte email et constatez que des courriels anciens que vous aviez envoyés à la corbeille viennent de réapparaître ; vous les supprimez, définitivement cette fois, mais ils ressurgiront quand même.
Tant que ce phénomène agaçant se confine à votre messagerie et votre ordinateur, cela est plus énervant que terrifiant. Par contre, le cauchemar se déclenchera lorsque ces courriels éliminés, dont certains compromettants, réapparaîtront ailleurs, dans d’autres messageries et ordinateurs. Et pas que des courriels, mais aussi des sites que vous avez visités, et des photos, des vidéos – très très compromettantes – que vous avez consultées. Benoît Duteurtre appelle cela le « Grand Dérèglement ».
 
Semaine 9
 
Quiconque exerce ce métier stupide mérite tout ce qui lui arrive, de Christophe Donner
Éditions Grasset & Fasquelle, 2014
 
Christophe Donner ne le nie pas. Pour lui, le matériau biographique qu’il a rassemblé (il cite toutes ses références en fin d’ouvrage), ne l’intéresse, ne le motive, que comme combustible de la fiction, la sienne, sa façon de voir les choses et de les narrer.
Il a écrit en quelque sorte un récit poly-biographique affabulatoire. Il a forcé la dose, comblé à sa guise les trous, imaginé des relations, des rapports, des transitions.
L’intérêt de son « roman » réside ailleurs. Si ses « personnages » ne sont pas tout le monde il est beau et gentil, ils ne sont pas pour autant stupides. Tous – Rassam, Berri, Pialat, Godard (hélas, on ne peut en dire autant des « personnages » féminins, à part Arlette, la sœur de Berri, amante et coscénariste de Pialat) –, tous sont mus par la passion, la rage créative, l’ambition, la ténacité, la persévérance. En un mot, la foi. Leur divinité suprême est le « cinéma ». Avec ses folies, ses ivresses, sa parure clinquante d’or et de diamants, et ses faillites, ses cuites, ses chutes abyssales.
 
Semaine 10
 
Chéri-Chéri, de Philippe Djian
Gallimard, 2014
 
Chéri-Chéri, au premier degré, se lit comme un roman de mœurs noir sans détective avec des personnages déjantés, des situations mafieuses ou d’adultère torrides.
Au deuxième degré, c’est l’illustration extrême des épreuves qu’endure un artiste s’il veut persévérer dans l’affirmation de ses choix d’expression et de vie : « Je joue ma peau avec ce livre. Je sais. Mais je n’y peux rien. Renseignez-vous. C’est comme ça. À chaque livre. Un écrivain joue son va-tout à chaque nouveau livre. C’est toute son âme. Vous n’y changerez rien. Est-ce que vous comprenez. »
Au troisième degré, c’est un brillant exercice de style qui témoigne de l’absolue liberté d’un auteur à inventer les règles, qu’elles soient celles de l’intrigue, de la narration, de la ponctuation, ou de l’écriture.
 
Semaine 11
 
La patience du franc-tireur, d’Arturo Pérez-Reverte
Éditions du Seuil, 2014 (traduit de l’espagnol par François Maspero)
 
Arturo Pérez-Reverte, l’auteur du Tableau du maître flamand, du Club Dumas et du cycle du Capitaine Alatriste, emmène le lecteur, aux côtés de son héroïne, dans une enquête qui se déroule dans l’univers marginal des graffeurs et des tagueurs. Une enquête qui se lit comme le récit documentaire d’un reporter qui se passionne pour son sujet et en livre la quintessence. Telle est la marque distinctive de Reverte, l’ancien reporter de guerre devenu romancier : érudition, données historiques, ethnographie du milieu, en l’occurrence celui du graffiti, dramatisation romanesque éclatée en multipistes recouvrant le motif véritable qui anime l’intrigue. Ainsi qu’un sens captivant des dialogues dynamiques, orchestrés entre exposition des tenants et des aboutissants de l’action et expression de la psychologie des personnages.
 
Semaine 12
 
Le Liseur du 6 h 27, de Jean-Paul Didierlaurent
Éditions Au diable vauvert, 2014
 
Dans ce premier roman, Jean-Paul Didierlaurent, nouvelliste apprécié, lauréat du Prix Hemingway en 2010 et 2012, projette son personnage trentenaire apparemment assez paumé et amoureux de la littérature dans un sordide univers industriel d’une insoutenable violence, puisqu’il commande et entretient lui-même une machine qui pilonne ces livres qu’il vénère.
Cette construction d’un personnage paradoxal est une affirmation d’amour de la lecture et de l’écriture, d’amour des livres, de la littérature, de la part d’un auteur qui rédige des images et des sensations sous la forme de phrases qui proclament chacune son bonheur d’écrire avec art, passion, humour et mélancolie, légèreté et profondeur, sans se gonfler l’ego ni en faire des tonnes.
Le Liseur du 6 h 27, un roman pas tout à fait comme les autres qui se déguste, se savoure, distillant une verve poétique, romantique, nostalgique, ironique, qui se transforme en un breuvage littéraire pétillant et euphorisant.
 
Semaine 13
 
Le Pain, de Toufic Youssef Aouad (1939)
Éditions L’Orient des Livres/Sindbad/Actes Sud, 2014
[traduction de l’arabe (Liban) par Fifi Abou Dib]
 
Quel beau roman aux pages rocailleuses, boisées, poussiéreuses, révoltées, hurlantes, amoureuses !
Publié en 1939, Le Pain a des accents de théâtre vivant, en représentation, là, devant les yeux et entre les mains du lecteur-spectateur.
Le réalisme romanesque, mélodramatique, vif, endiablé, de Toufic Youssef Aouad vous captive dès les premières pages, les premières scènes. Et son humour mordant, désabusé, vous transporte jusqu’aux cimes d’un idéalisme qui n’abandonne jamais la terre, comme les montagnes du Liban.
 
Semaine 14
 
Mes romans culte
Le Procès, de Franz Kafka
 
Ce récit, construit comme un jeu de piste absurde, que tente de déchiffrer un personnage fragile et dépassé, évoluant dans un théâtre d’ombres peuplé de marionnettes, à la recherche d’un sens là où il n’y a que du non-sens, est si polysémique, à la fois onirique et réaliste, burlesque et sordide, tragique et comique, qu’il s’offre sans restriction à toutes les interprétations selon chaque lecteur, mettant en branle une participation affective optimale.
Tenez-vous-le pour dit : on ne peut pas se soustraire à l’emprise diffuse et tentaculaire d’une procédure judiciaire occulte et arbitraire, qui se transforme inexorablement en verdict de peine capitale.
Si vous avez le malheur de reconnaître progressivement à une procédure judiciaire occulte le droit de dicter les règles arbitraires d’un jeu inconnu, alors vous tomberez dans le piège qui consiste à admettre progressivement la possibilité d’une culpabilité inconnue, et ainsi vous vous condamnerez vous-même.
 
Semaine 15
 
Soumission, de Michel Houellebecq
Flammarion, 2015
 
Extension du domaine de la lutte, Les particules élémentaires, Plateforme, La possibilité d’une île, La Carte et le territoire, et maintenant Soumission, aucun de ces romans de Michel Houellebecq n’est un chef-d’œuvre (ou alors, ils le sont tous, chacun différemment). Michel Houellebecq écrit des romans puissants et excessifs qui ne sont ni vains ni en vain. Point.
On ne peut pas présenter – ni descendre – l’ouvrage de Houellebecq comme un roman de politique-fiction tissé d’invraisemblance sous prétexte d’être choqué par « l’implosion brutale du système d’opposition binaire centre gauche – centre droit qui structure la vie politique française depuis des temps immémoriaux ». À la lecture de Soumission, le lecteur saisira de lui-même la valeur hautement probable des transformations que l’auteur imagine.
Ceci dit, on ne peut pas reprocher à une fiction d’être de la fiction.
Avis donc aux communs des lecteurs : pas d’autodafé pour Soumission ! Pas d’amalgame avec l’islamophobie ni avec la tuerie de Charlie Hebdo !
© Johnny Karlitch, 52 romans par an
 

À bientôt, en semaine 17 !

Semaine 2: Le Collier rouge, de Jean-Christophe Rufin

Le Collier rouge, de Jean-Christophe Rufin

Éditions Gallimard, 2014

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Couv Rufin Semaine 2

On est en 1919, après l’armistice de la Première Guerre mondiale.
L’officier Hughes Lantier du Grez débarque dans un bourg du Berry, une province du centre de la France, pour instruire l’affaire du jeune caporal Jacques Morlac, détenu dans une ancienne caserne aménagée en prison pour les déserteurs et les espions.
Dans cette prison, Morlac est le seul prisonnier.
Dehors, la canicule vide les rues, et sur la place Michelet, près de la caserne, un chien vagabond hurle à mort jour et nuit.

Lorsque l’unique garde-chiourme de la prison, à la main de grandes clefs enfilées dans un gros anneau, conduit l’officier et qu’il ouvre la porte de la cellule où est étendu le prévenu sur un bat-flanc, pour ensuite la refermer, laissant les deux hommes seuls, le ton est donné, le décor est installé, une atmosphère d’époque baigne les lieux et les pages, et un face à face chargé de non-dits va traverser le récit comme un cours d’eau, mince filet de ruisseau au départ, qui ira en s’élargissant peu à peu, débordant progressivement les rives confinées du huis clos cellulaire pour s’étaler dans les rues du bourg, et de là, dans une vaste campagne, et se déverser enfin dans la mer de la petite et de la grande histoire.

Essentiellement, ce roman est construit tout au long d’un dialogue entre deux personnages que plein de choses différencient, notamment leurs classe et fonction sociales : l’un est un juge militaire, un bourgeois affublé d’un patronyme de petite noblesse ; l’autre, un soldat en instance de jugement, fils de laboureur.
Ce dialogue – en fait, un interrogatoire –, ponctué par les aboiements ininterrompus d’un chien qui attend sur une place déserte un dénouement quelconque, se poursuit pendant quatre journées.
Cela, avec une économie de moyens narratifs qui distinguent le Rufin de ce « Collier rouge » du Rufin baroque et foisonnant de « Globalia », par exemple.

Le Collier rouge se lit d’une traite – il fait environ 150 pages – et la révélation des motifs cachés des protagonistes vers laquelle la lecture tendra forcément et naturellement, est aménagée avec un sens impressionniste des détails et de la progression.
Dès les premières pages, l’on se demande ce que Jacques Morlac, décoré de la Légion d’honneur malgré son jeune âge, a bien pu accomplir comme méfait, assez grave pour qu’il risque d’écoper d’une lourde sentence et cependant assez anecdotique pour qu’il puisse s’en sortir rien qu’en présentant des excuses et en alléguant un état d’ébriété. Comme l’on se demande également – avec une curiosité aussitôt et définitivement éveillée – quelle est cette étrange relation qui semble lier le soldat à ce chien, prostré dehors, dont le désespoir évident attise notre compassion.

Mystérieux, têtu et attachant, ce Jacques Morlac. Son apparence proclame ses origines campagnardes mais avec « cet air inspiré et ce regard intense que l’on imagine aux prophètes ou aux pâtres visités par des apparitions ».
Et, s’il est vrai que c’est aussi un héros de guerre qui a risqué sa vie pour la « Nation », tout en lui rejette, « vomit », cette même nation.
Morlac a reçu peu d’instruction – « Dans ces coins-là, ce n’est pas l’usage » (…) « le curé lui a fait la classe… ensuite, il a été aux champs pour aider son père ». Pourtant, il lit Han d’Islande de Victor Hugo : « C’est ça, mon école. Et la guerre aussi », dira-t-il.

En face du caporal, le commandant Lantier du Grez, la trentaine, nommé juge militaire après l’armistice pour sa probité et sa connaissance de la psychologie des poilus. Il a ses bureaux à Bourges, sa maison à Paris avec une femme et deux enfants, et il espère une mutation pour pouvoir, enfin, les rejoindre. Issu de la classe bourgeoise, « chez lui, on vénérait à la fois la monarchie et l’Empire, c’est-à-dire l’autorité. Et l’on méprisait la République, dont Victor Hugo était le barde ».

Normalement, cela devrait tonner entre les deux militaires dans la petite cellule. Mais le cas Morlac apparaît complexe, offrant au juge la perspective et le plaisir anticipé d’une énigme à résoudre : « Depuis qu’on l’avait nommé juge, il avait vu beaucoup d’affaires simples : parfaits coupables ou vrais innocents. Ce n’était pas très intéressant et, dans ces cas-là, il mettait toute son énergie à rendre l’affaire plus compliquée, à chercher la part d’idéalisme du coupable et la noirceur de l’innocent. Avec Morlac, il sentait qu’il avait affaire à un prévenu plus difficile, dans lequel se mêlaient le bien et le mal. C’était agaçant, révoltant même, si l’on y songeait. Mais, au moins, il y avait un mystère à percer. »
Il va donc ménager l’accusé et s’armer de patience ; ce n’est pas difficile : c’est un idéaliste, et pour lui, la dignité humaine d’autrui est intouchable.
D’autant plus, et comme il le dira plus tard à un personnage clé du roman, il envisage de quitter l’armée et il tient à conclure sa fonction sur un bon souvenir : « Si je parvenais à empêcher ce prévenu de courir à sa perte, j’en concevrais une profonde satisfaction et je partirais le cœur plus léger. Vous voyez, c’est très égoïste. »

C’est compter sans l’entêtement orgueilleux de Morlac à ne pas se dédire ni renier la vraie portée de l’agissement qui lui a valu l’emprisonnement. « Je ne veux pas que vous me trouviez des circonstances atténuantes », lancera-t-il à Lantier. Et de surenchérir : « Je ne veux pas qu’on dénature le sens de mes actes. Vous n’étoufferez pas ce que j’ai à dire. »
Paroles enflammées et catégoriques de celui qui s’imagine investi d’une mission vitale sur la terre. Et qui plus est, une mission dans laquelle le chien hurleur à mort est impliqué, pour ne pas dire qu’il en serait l’inspirateur. Cela on le devine entre les lignes, et le personnage du chien acquerra au fil du récit une dimension quasi mythique.

Dans une interview, l’auteur s’était défini comme « écrivain peintre » : « Moi, je suis peintre. (…) Quand on écrit, soit on écoute, soit on voit. On ne peut pas faire les deux en même temps. » (Le Figaro, 10/08/2007) Je suis entièrement d’accord avec ce propos puisque l’auteur le dit. Sauf que, dans ce roman, Rufin peint en usant d’un pastel impressionniste et parvient, en plus, à enrichir sa toile narrative d’un élément sonore particulièrement… sonore : les lamentations du chien… Cet aboiement lancinant que le lecteur se prend à entendre pour ne plus cesser de le faire dès l’apparition de ce petit personnage central, ce cri de tristesse, de solidarité, de fidélité, résonnant leitmotiv, au sens premier du terme, qui déchire la quiétude illusoire des explications toutes simples et des réponses toutes faites, sur la vie, la mort, l’amour et l’attachement.

Le chien ! Rufin en donne un portrait frontal, clinique, et magnifique. Talent d’un peintre en mots : « Il avait vraiment l’allure d’un vieux guerrier. Plusieurs cicatrices, sur le dos et les flancs, témoignaient de blessures par balles ou éclats d’obus. On sentait qu’elles n’avaient pas été soignées et que les chairs s’étaient débrouillées pour se rejoindre tant bien que mal, en formant des bourrelets, des plaques dures et des cals. Il avait une patte arrière déformée et, quand il se tenait assis, il devait la poser en oblique, pour ne pas tomber sur le côté. Lantier tendit la main et le chien s’approcha pour une caresse. Son crâne était irrégulier au toucher, comme s’il avait porté un casque cabossé. Le bord droit de son museau était rose clair et dépourvu de poils, séquelle d’une brûlure profonde. Mais au milieu de ce visage supplicié brillaient deux yeux pathétiques. Le chien, sous la caresse, ne bougeait pas. On sentait qu’il avait été dressé à ne pas s’agiter, à faire le moins de bruit possible, sauf pour donner l’alerte. Mais ses yeux à eux seuls exprimaient tout ce que les autres chiens manifestent en usant de leur queue et de leurs pattes, en gémissant ou en se roulant par terre. »
Ce chien-là transcende le concept même de fidélité canine. Car il est plus que ce qu’un chien peut être. Pour mieux le dire, l’auteur le magnifie en l’équivalent canin de l’ange gardien. Et, ironie du sort, son maître n’éprouve pas de tendresse spéciale à son égard. Il ira même jusqu’à le haïr au point de vouloir le tuer…

Le chien du caporal Morlac réveille chez l’officier Lantier le souvenir d’un autre chien, le sien, qui avait fait le sacrifice ultime lors d’un épisode tragique de son adolescence : « … ce drame n’avait pas été sans conséquence sur sa vie. Il était entré dans l’armée pour défendre l’ordre contre la barbarie. Il était devenu militaire pour être au service des hommes. C’était un malentendu, bien sûr. La guerre n’allait pas tarder à lui faire découvrir que c’est l’inverse, que l’ordre se nourrit des êtres humains, qu’il les consomme et les broie. Mais, au fond de lui, malgré tout, il restait attaché à cette vocation. Et, à l’origine de cette vocation, il y avait l’acte d’un chien. »
Tandis que pour Morlac, héros médaillé, l’élément qui va influencer sa vision des choses et le pousser à tout remettre en question sera la découverte de certains écrits ‘‘subversifs’’ : « Pendant ma permission, j’ai beaucoup lu. La guerre m’avait changé. Je n’imaginais pas que tout cela pouvait exister. Les obus, les peuples en uniforme, les combats où, en quelques minutes, des milliers de morts se retrouvent allongés en plein soleil. J’étais un petit paysan, vous comprenez ? Je ne savais rien. (…) il fallait que je trouve des réponses. Je voulais voir ce que d’autres avaient pu comprendre de la guerre, de la société, de l’armée, du pouvoir, de l’argent, de toutes ces choses que je découvrais. » Et il nomme les titres de ces livres « comme s’il annonçait les Évangiles » : « Proudhon, Philosophie de la misère, Marx, Le 18 Brumaire, et Kropotkine, La Morale anarchiste. »

Cependant, en évoquant la grande histoire embourbée dans le cloaque de la guerre, J.-C. Rufin recentre la perspective que l’on pourrait en avoir aux dimensions de la petite histoire, celle de chaque individu, avec ses potentialités de se déconditionner du discours global, élaboré autour de la diabolisation d’autrui, et surtout avec sa possibilité d’aimer.
À l’ultime étape de l’enquête, dans une grande forêt peuplée de chênes, la résolution se profilera au travers d’un couloir de lumière dans le chaos de la nature, portée par le cri d’un être blessé.
Le dénouement du Collier rouge arrive mezza voce dans des tons pastel de douce aurore.
Et le chien ? Ma foi, il n’en a que faire, lui, cette bête si humaine, d’un collier. Qu’il soit rouge ou autre.
© Johnny Karlitch, 52 romans par an, semaine 2 : lundi 13 au dimanche 19 octobre 2014.