Semaine 17 (An 2): Fatale, de Jean-Patrick Manchette

Fatale, de Jean-Patrick Manchette
Éditions Gallimard, 1977

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Je vous tue parce que la vie m’a tuée une fois

Une scène de chasse avec six chasseurs : deux jeunes « à l’air goguenard » et quatre quinquagénaires « ou plus », dont trois « ventrus et sanguins ». Aussitôt, le groupe se disperse et la narration isole l’un des ventrus sanguins. On apprend qu’il s’appelle Roucart et plein de menus détails physiques, tels « une tête en forme de poire, pointe en haut, le crâne chauve et rouge », « yeux bleu vif », « sourcils blancs », « nez court et retroussé, avec de larges narines et des poils blancs dedans », et comportementaux, tels « il avait cessé de fumer depuis trois semaines » et il rentre le ventre en compagnie des jolies femmes.
Justement, surprise agréable, voici Mélanie Horst qui surgit à quatre pas de Roucart, étonné et ravi de revoir cette mince jeune femme qui leur avait fait ses adieux la veille. À peine s’est-il avancé pour la saluer ou l’embrasser que la jolie femme lui vide les deux canons de son fusil calibre 16 « dans le buffet ».
Et voilà comment un auteur se débarrasse d’un personnage à peine venu à la fiction en l’abandonnant dans la nature, « des trous plein le torse », « une veste kaki remontée sous son menton à cause du choc » et « une chemise à carreaux à moitié sortie du pantalon », comme un vulgaire tapis rouge sang déployé pour que l’héroïne y fasse son entrée en grandes pompes.

Surtout pas de débordement émotionnel. Le chapitre 2 enchaîne sur le même ton de compte-rendu clinique, où l’on voit notre tueuse à calibre 16 dans une gare retirer des bagages d’une consigne automatique puis prendre le train où elle avait réservé un wagon-lit.
Seule dans son compartiment single, après une toilette, elle se retrouve en serviette de bain devant une choucroute, deux bouteilles de champagne et un porte-documents enceint de quelque 30 000 francs (anciens).
Et là, dans ce qui semble être la pause du combattant, elle se saoule et sa cuirasse de personnage caricature de tueur au sang glacial se fissure : elle attrape des billets à pleines mains et « les frotte contre son estomac humide de sueur et contre sa poitrine, ses aisselles et son entrecuisse, et derrière les genoux » tout en laissant ses larmes couler, « et, dans le compartiment de luxe du train de luxe, elle avait dans les narines à la fois l’odeur luxueuse du champagne et le parfum sale des billets sales et l’odeur sale de la choucroute qui sentait comme de la pisse ou du foutre ».

Notre tueuse débarque à Bléville, une ville côtière. De brune, elle est devenue blonde, se fait appeler Aimée Joubert et occupe une chambre, réservée d’avance, à la résidence des Goélands.
Elle épluche les deux quotidiens du cru, La Dépêche de Bléville et Les Informations blévilloises, qui défendent, l’un, « une idéologie capitaliste de gauche », et l’autre, « une idéologie capitaliste de gauche » (sic), repérant et enregistrant les noms des notables. Elle s’achète une garde robe BCBG et se présente devant le notaire comme une veuve à la recherche d’une maison à Bléville pour s’y installer et tourner la page de son deuil, en « se mêlant à nouveau à la vie, en renouant avec ses semblables et en se faisant des amis ».
Le notaire, ravi par le parfum vert qu’elle exhale et émoustillé par un haut de genou dénudé, ne se fait pas prier pour l’introduire à la haute société locale.

Aimée Joubert n’est pas une tueuse à gages en service commandé. C’est une indépendante. Son modus operandi, c’est elle qui l’a mis au point : s’immerger dans un milieu social aisé, s’y faire des connaissances, observer les alliances, les conflits, les haines, les amours illicites, repérer un désir potentiel de meurtre chez une personne précise et se proposer à elle comme exécuteur des hautes œuvres.
Et Manchette de faire développer ce programme de reconnaissance du terrain par le biais de son héroïne observatrice et calculatrice, en des pages concises, où elle évolue au sein d’une société close à l’ordre maintenu par le mensonge social, dépeinte en traits acerbes et acides avec ses grands argentiers féodaux, ses édiles aux ordres, ses pseudo-pourfendeurs de la corruption, ses pitoyables adultères, et son inénarrable vieux baron anarchisant.

Sur qui La Fatale va-t-elle jeter son dévolu ? Se retirera-t-elle après cette “mission” qui devrait lui rapporter un pactole inouï ? Ou bien les petites fissures de sa persona professionnelle vont-elles s’élargir pour révéler une plaie béante et palpitante ? Quel est son terrifiant secret et mobile qui l’a poussée à devenir une tueuse ?
Contrairement à l’usage, Jean-Patrick Manchette place une surprenante dédicace en fin d’ouvrage et en continuité avec son texte : « Femmes voluptueuses et philosophes, c’est à vous que je m’adresse. »

Étonnant de lire sur Wikipédia que Fatale a été refusé « pour manque d’action » par la Série noire. Décidément, les pontes éditoriaux ont parfois d’incongrus raisonnements.

Johnny Karlitch, 52 romans par an, semaine 17 (An 2) : semaine du lundi 25 avril au dimanche 1 mai 2016.
 
 
Extrait

« Christiane Moutet dévisageait la blonde d’un air rêveur.
– Non, répéta Sonia. Mon mari et Lenverguez, je les ai entendus. Ils en ont parlé une heure. C’est ton bonhomme qui va écoper.
– Petite salope, dit Christiane Moutet. (Son ton de voix était paisible.) Tu le savais depuis tout à l’heure. Salope, répéta-t-elle avec étonnement.
– Écoute, dit Sonia Lorque, je suis en mesure de proposer un arrangement.
Christiane Moutet se leva. Elle donna à Sonia une maîtresse gifle dont le bruit s’entendit à dix mètres. Puis elle lui cracha à la figure. Elle heurta la table de bridge qui se renversa. Les cartes s’éparpillèrent. Aimée tirait sur une cigarette, assise. Sonia Lorque se dirigea vers la sortie. Le côté de son visage était écarlate. Son maquillage se défaisait.
– C’est ça, dit Christiane Moutet. Fous le camp. Va rejoindre ton cocu.
– Tant pis pour vous, ma chérie, dit Sonia.
– C’est dans mon contrat, répéta Moutet qui se tenait toujours immobile sur sa chaise, voûté, accablé et hagard. Je suis responsable. Je suis foutu.
Sonia Lorque sortit de l’appartement et claqua la porte.
– J’ai rêvé ou bien elle a parlé d’un arrangement, la chienne ? demanda Christiane à Aimée.
– De l’argent, dit Aimée.
– Quoi ?
– Il faut que quelqu’un écope, expliqua Aimée, et ils ont décidé que ce serait lui. Mais ils voudraient que ça se passe en douceur. Ils sont prêts à payer pour que ton bonhomme prenne tout sur la gueule sans protester.
– Qu’en sais-tu ? (Un éclair de méfiance passa dans les yeux de la brune.)
– C’est seulement que c’est évident, dit Aimée.
Christiane Moutet la regarda avec une expression indécise, voire sotte. Elle semblait avoir du mal à fixer son attention sur ses propres pensées. Elle hocha la tête avec un petit sourire en coin. Soudain elle fit une grimace de rage, comme si elle reprenait d’un coup le fil.
– Sans protester ! répéta-t-elle. Mais on va les traîner dans la merde, oui !
– Oui, dit Aimée. Il faut. S’ils proposent un arrangement, c’est qu’ils ont des choses à cacher. Il faut remuer de la boue, toute la boue que vous pouvez. (Elle fit deux pas en avant et saisit la brune à deux mains, par les épaules.) Je t’aiderai, dit-elle vite. Je peux trouver du matériel.
– Du matériel ?
– De la boue. Je te téléphonerai. (Aimée lâcha Christiane, pivota, s’immobilisa un instant devant le cadre Moutet assis et atterré.) Ne vous en faites pas, dit-elle et elle marcha vers la porte, sortit, et se cogna presque dans Sonia Lorque quand elle arriva sur le trottoir.
– Comment prennent-ils la chose ?
Aimée haussa les épaules. Elle se baissa pour déboucler le gros antivol de motocyclette fixé à sa Raleigh. Elle se redressa.
– Mal, dit-elle. Ils vont se battre.
– Je ne suis pour rien dans cette histoire, dit Sonia. J’essaie seulement… (Elle s’interrompit.) Personne ne m’empêchera de faire bloc avec mon mari, ajouta-t-elle.
– Mais oui, mais oui, c’est ça, bravo, dit Aimée en enfourchant sa bicyclette. Faites toutes bloc avec vos maris. Pauvres connes. »