Semaine 3: Les Désorientés, d’Amin Maalouf

Les Désorientés, d’Amin Maalouf

Éditions Grasset & Fasquelle, 2012 (mars 2014 pour l’édition de poche)

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Couv Maalouf Semaine 3

Après un quart de siècle d’exil “volontaire”, Adam revoit son pays natal, le Liban. Cette reprise de contact, sans cesse reportée pour des raisons et des prétextes divers, va le plonger dans un univers de réminiscences, celui de sa vie antérieure.
Lui, qui n’avait plus remis les pieds au Liban, à cause de la guerre et de ses éboulements charriant la compromission et la déception, se verra contraint de remettre en question certaines de ses prises de position et de recomposer avec une mémoire retrouvée et revisitée.
S’il effectue ce voyage de retour, c’est pour se rendre au chevet d’agonie d’un « ancien ami », Mourad, qui le lui a demandé. Mais celui-ci mourra avant qu’Adam ait pu le revoir. Et ce sera à l’instigation de Tania, la veuve de Mourad, qu’il entreprendra de rassembler les amis de leur « bande » de jeunesse dispersée aux quatre coins du monde et de la vie. Car, dans ses derniers jours, Mourad avait dit à Tania : « Comme la vie aurait été belle si nous avions continué à nous retrouver ici, sur la terrasse, avec tous nos amis, comme au temps de l’université ! Si rien n’avait changé ! »
Adam se charge donc d’organiser cette « convention d’amis ». Il le fera d’autant volontiers qu’il a aussi ressenti l’impérieuse « envie de raconter l’histoire de ses amis, de sa jeunesse, de ce que les temps présents ont fait d’eux ».
Mais, lui demande avec scepticisme l’une de ces personnes qui avaient 20 ans dans les années 1970, au vu du bilan de leurs illusions et de leurs égarements, pourra-t-il réunir les amis d’autrefois « comme si rien ne s’était passé depuis un quart de siècle » ?

Ce roman imprégné de nostalgie et de désillusion intégrée dans le cours irréversible du temps m’a fait penser à un duo pour piano et violoncelle. La narration se module à deux voix : celle d’un narrateur externe très observateur mais pas omniscient ; et celle du narrateur-personnage, pivot du récit, témoin et rapporteur privilégié de son déroulement. À la première voix correspond le violoncelle qui rythme la mesure, accompagne en second plan, assume les transitions mélodiques, et à la seconde, le piano volubile, expressif, nuancé, tour à tour ou en même temps grave et enjoué, solennel et léger, évocateur et explicite.
Car Adam, le personnage pivot qui nous est présenté au début du roman par ce narrateur observateur, ne peut réfléchir qu’en écrivant, il a « en quelque sorte les neurones au bout des doigts ». Et c’est peut-être grâce à son épais carnet à couverture souple toujours à portée de main et à son ordinateur portable qui loge dans son cartable d’enseignant, que nous devons cette chronique d’un temps révolu qui ressurgit dans le présent des âmes qu’il interpelle.
Le récit accompagne au plus près les modulations de l’âme du narrateur, un être à la sensibilité raffinée, dont l’éthique est celle d’un témoin qui se pétrit d’impartialité et qui fait passer sa subjectivité au crible d’une objectivité empathique.

Amin Maalouf est un penseur. Ses romans nous livrent en filigrane l’architectonique de sa pensée, humaniste, universaliste, ouverte aux fluctuations du devenir, riche des nuances et des enseignements apportés par l’histoire, la philosophie et l’introspection.
Dans « Les Désorientés », on suit l’esprit de l’auteur comme on suivrait un vénérable penseur marchant d’un pas lent et placide et parlant lentement mais profondément dans les couloirs en arcade d’une abbaye, où il s’est reclus pour son œuvre.
Et parfois, sans qu’un changement de ton ou de rythme nous ait prévenus, abruptement, il nous charme ou nous remue par une réaction, une situation, une émotion – souvent présentées dans une phrase simple –, qui nous font rire ou pleurer et auxquelles il nous avait préparés par une progression subtile.

La voix d’Amin Maalouf est fraternelle, et celle d’Adam, son personnage, qui n’est pas un ectoplasme autobiographique de l’auteur mais plutôt un reflet de sa personnalité et de son expérience personnelle qui se complète avec des miroitements de reflets de chacun des autres personnages, est mélancolique, sceptique, mais tout autant amicale.
Adam, qui déclare : « Je porte dans mon nom l’humanité naissante, mais j’appartiens à une humanité qui s’éteint », et qui s’enthousiasme pour le projet de « convention des amis de jeunesse », reprend contact avec chacun de ces derniers – qui à l’étranger, qui au Liban, – pour obtenir leur participation et coordonner une date de réunion qui soit convenable à tous. Cela devrait se passer sur cette même terrasse où ils se réunissaient, il y a vingt-cinq ans, et où ils se réuniraient comme « si rien n’avait changé ».
Adam correspond par courriel avec Naïm (journaliste, il réside au Brésil) et avec Albert (futurologue, il habite aux États-Unis) ; il retrouve Ramez (chef d’entreprise domicilié en Jordanie), revoit Sémiramis, « la châtelaine » (hôtelière dans la montagne libanaise), chez qui il logera et avec qui il aura une relation des plus philosophiquement amoureuse, et déniche Ramzi (ex-associé de Ramez, devenu frère Basile), qui s’est retiré dans un monastère du Liban Nord, plus proche du ciel que de la terre ; il prend contact avec Nidal (idéologue intégriste vivant au Liban), le frère de Bilal, l’ami mort jeune qui rêvait de devenir écrivain et qui considérait qu’être Dieu est un sacrément « beau métier », et renoue avec Tania, l’épouse de Mourad, qui lui en veut d’avoir abandonné et renié et son ami et son pays en guerre.

Dans ce retour au pays de sa jeunesse, confronté aux souvenirs et à leur réincarnation au temps présent, Adam va se rendre compte qu’il ne redécouvre pas le pays autant qu’il « y cherche seulement les traces de sa jeunesse », ce qui lui était « déjà familier », les « vestiges », les « survivances ». Il fait ce constat paradoxalement désillusionné : « Tout ce qui est nouveau m’apparaît comme une intrusion malheureuse dans mon rêve, comme une insulte à ma mémoire et comme une agression. »

Au fil de sa progression, ce roman soulève tout un nuage de questionnement sur l’improbable tâche de se construire un havre de certitude, de permanence, de cohérence au sein de l’incommensurable imprévisibilité de l’existence.
Le lecteur se voit contraint, s’il n’est pas adepte de l’évitement philosophique, de répondre à certaines questions :
– Quand un homme a réalisé de grandes choses, belles et utiles, et qu’il se remet un jour en question, pourrait-on répondre à ses « angoisses existentielles par un catalogue de réalisations » ?
– « Si des dirigeants se sont indûment approprié la fortune de leur nation, et qu’ils t’en donnent une partie pour que tu leur construises leurs palais, est-ce que tu n’es pas en train de t’associer à une entreprise de pillage ? Si tu construis une prison où des innocents seront internés, et où certains d’entre eux mourront sous la torture, est-ce que tu n’es pas en train d’enfreindre l’interdiction de tuer ? »
– « Peut-on être à la fois farouchement nationaliste et résolument universaliste ? »
– « La question n’est pas de savoir ce que toi tu aurais fait si tu étais resté. La question est de savoir ce que serait devenu ce pays si tout le monde était parti, comme toi. Nous aurions tous gardé les mains propres, mais à Paris, à Montréal, à Stockholm ou à San Francisco. »

Désorientés, on l’est tous, à un degré ou l’autre.
Nous avons perdu le sens de l’orientation en groupe, collectivement, peut-être parce que chacun de nous, égaré, l’a perdu individuellement.
Mais, désorientés, nous avons surtout perdu le sens de l’Orient. Et notre « voyage en Orient », euphorique, onirique, halluciné, comme l’a raconté Hermann Hesse, s’est achevé dans la débandade et la débâcle des âmes devenues incrédules, méfiantes et aigries. Le narrateur des Désorientés l’avoue : « Nous étions l’ébauche de l’avenir, mais l’avenir sera resté à l’état d’ébauche. Chacun de nous allait se laisser reconduire, sous bonne garde, dans l’enclos de sa foi obligée. Nous nous proclamions voltairiens, camusiens, sartriens, nietzschéens ou surréalistes, nous sommes redevenus chrétiens, musulmans ou juifs, suivant des dénominations précises, un martyrologe abondant, et les pieuses détestations qui vont avec. »
Peut-être, qu’« à long terme », comme le dit Amin Maalouf lorsqu’il se glisse derrière son ombre portée qu’est Adam, « tous les fils d’Adam et d’Eve sont des enfants perdus ».
© Johnny Karlitch, 52 romans par an, semaine 3 : lundi 20 au dimanche 26 octobre 2014.

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